Les promesses des applications nano dans l'alimentation fleurissent1, annonçant des produits, plus savoureux, moins salés, moins gras, plus vitaminés, plus colorés, etc. Si de nombreuses voix se sont fait entendre pour déplorer la faiblesse des études des risques associés, la faisabilité et/ou l'intérêt réel de ces promesses posent également question.
Des promesses réalistes ? Et si oui, à quel coût, et pour qui ?
Les promesses concernant les possibilités de détection des pathogènes et de contrôle de la sécurité alimentaire n'ont-elles pas tendance à occulter la complexité d'une telle tâche ? C'est ce que considèrent certains chercheurs2 selon lesquels les techniques les plus sophistiquées aujourd'hui disponibles ne peuvent prendre en compte qu'un nombre très limité de paramètres et/ou de pathogènes. Le développement de nanocapteurs capables de détecter plusieurs pathogènes dans les milieux complexes dont sont constitués les produits alimentaires commercialisés se heurte à des contraintes techniques importantes.
A la question de la faisabilité technique s'ajoute celle du coût de tels dispositifs ; comme pour le cas des études de risques, on peut s'interroger sur le financement de la recherche et de la commercialisation de ces nanocapteurs : est-ce aux contribuables, aux entreprises, aux consommateurs de payer ?
Enfin se pose une question plus politique, celle de la détermination des valeurs limites de présence des différents pathogènes : quel plafond fixer, par qui et sur quelles bases ? Pas sûr qu'il soit aisé de trouver un consensus entre les différents experts et acteurs (industries agro-alimentaires, distributeurs, agences sanitaires, médecins, consommateurs)3.
Des nano-solutions à des problèmes "macro"
Les promesses des applications nano dans l'alimentation sont souvent présentées comme nécessaires pour résoudre des problèmes de taille. Mais sont-elles réellement à la hauteur des enjeux ? Comment, par qui, à quel coût évaluer les bénéfices annoncés ? Problèmes délicats qu'il s'agit non pas de traiter en profondeur ici, tant leurs tenants et aboutissants sont complexes, mais que nous proposons d'aborder via quelques exemples.
Prenons le cas des promesses d'allongement de la durée de conservation des aliments et la détection des pathogènes : les solutions nano peuvent-elles vraiment résoudre des problèmes sanitaires dans les faits largement amplifiés par l'industrialisation, la taille des systèmes d'approvisionnement des marchés alimentaires et la mobilité des produits4 ? Ces derniers sont de plus en plus déconnectés de l'échelle des consommateurs et même souvent internationalisés et impliquent de nombreux intermédiaires5. Si l'intérêt des détecteurs d'agents pathogènes sophistiqués est clair pour les industriels de l'agroalimentaire6 (au même titre que les systèmes de suivi informatisés), il est moins évident pour les consommateurs, les éleveurs7 et les producteurs. En 2004, l'ONG canadienne ETC Group considérait ainsi que "les capteurs et l'emballage intelligent ne règleront pas les problèmes inhérents à la production alimentaire industrielle, source de contamination des aliments : chaînes de (dé)montage toujours plus rapides, mécanisation accrue, réduction de la main-d'oeuvre et des salaires, diminution du nombre d'inspecteurs, déresponsabilisation des entreprises et de l'État, distance de plus en plus grande entre producteur, préparateur et consommateur"8.
Le scandale des lasagnes pur viande de boeuf à base de "minerai" de cheval vient d'illustrer l'ingéniosité des multiples intervenants9. Ne doutons pas que les capteurs truqués ou trompés, nano ou pas, germeront aussi vite que les bactéries d'une viande ré-emballée. D'autres solutions existent, complémentaires, qui doivent donc être également prises en considération.
Enfin, comment ne pas s'interroger par exemple devant les menaces d'empoisonnement ou d'attaques terroristes pour justifier certaines recherches nano (et créations d'entreprises adossées à des laboratoires de recherche universitaire) dans le domaine de la détection des pathogènes dans l'alimentation10 ? Les stratégies de communication déployées par certains scientifiques posent question.
Les promesses d'ordre nutritionnel (moins de graisse par exemple) méritent elles aussi d'être (re)mises en perspective par rapport aux problèmes qu'elles sont censées résoudre. Début 2010, lors de la session de Rennes du débat public national sur les nanotechnologies dédiée aux nanotechnologies et l'alimentation, Camille Helmer de l'Association Nationale des Industries Alimentaires (ANIA) avait mis en avant les pistes de réponses apportées par les nanotechnologies au problème de l'obésité ; ce à quoi Marie-Christine Favrot de l'AFSSA (devenue l'ANSES) avait rétorqué qu'"une alimentation équilibrée ne nécessite pas d'apports complémentaires de vitamines ou de minéraux ; la lutte contre l'obésité passe d'abord par la pratique du sport et l'équilibre alimentaire"11.
En outre, les risques associés doivent eux aussi être soigneusement examinés : les compléments alimentaires "traditionnels" (i.e non nano) peuvent par exemple présenter des effets secondaires et des contre-indications12, la prudence s'impose encore davantage pour les compléments alimentaires sous forme nano, au vu des connaissances et nombreuses incertitudes qui pèsent sur les risques sanitaires associés.
La prétendue meilleure "recyclabilité" de certains nano-emballages plastiques offre une perspective certes intéressante, mais qui nécessiterait la refonte de notre système de tri, collecte et recyclage qui n'est pas adapté aujourd'hui. Quel coût aurait une telle mesure ? Et pour quel bénéfice environnemental au final ? L'estimation des bénéfices des applications nanos doit être réalisée sérieusement et le plus objectivement possible, en considérant bien l'ensemble des alternatives possibles : si le bilan écologique des bouteilles plastiques en nano-PET (PolyEthylène Téréphtalate) pourrait être meilleur que celui des canettes d'aluminium, il apparaît en revanche moins bon que celui des bouteilles récupérables en verre13.
A qui profitent les nanos dans l'alimentation ?
In fine, le recours aux nanos dans l'alimentation bénéficie-t-il réellement aux consommateurs, cultivateurs ou éleveurs, à la santé publique ou encore à l'environnement ? Les bénéfices escomptés ne concernent-ils pas davantage une minorité de grandes industries (agro-alimentaires, agrochimie, pharmacie) et de laboratoires de recherche ? C'est ce que craignent certaines ONG (dont ETC Group) qui redoutent, comme dans le cas des OGM, une menace d'accaparement par quelques firmes privées des éléments constitutifs de la matière et de notre alimentation14.
Des scientifiques s'en inquiètent également : Tim Lang, professeur en "Food policy" à la City University de Londres, a ainsi qualifié les nanotechnologies dans l'alimentation de "cul-de-sac-technique"15 : après les additifs, les OGM ou l'irradiation des aliments, les nanos sont selon lui un nouveau moyen pour les entreprises agro-alimentaires d'accroître leur mainmise sur le système alimentaire. Il recommande de privilégier une alimentation plus simple, avec moins d'aliments transformés, et plus de fruits et légumes - comme un écho à la récente sortie en France du Manifeste pour réhabiliter les vrais aliments de Michael Pollan qui a figuré plusieurs mois sur la liste des best-sellers aux Etats-Unis16. (Reste que des résidus de nanomatériaux manufacturés peuvent être présents dans ces fruits et légumes du fait du relargage de nanomatériaux dans l'environnement).
Et le professeur Tim Lang de conclure en nous invitant à encourager les élus à travailler à la défense de nos intérêts, plutôt que de nous entraîner dans une direction inutile et non soutenable.
Cette prise de position rejoint celle de nombreux acteurs de la société civile qui demandent à ce que la réelle "valeur ajoutée" de l'utilisation de nanomatériaux dans l'alimentaire soit mieux évaluée, et privilégient la recherche d'alternatives et de réponses coordonnées et globales, d'autant que les risques introduits par les solutions proposées sont loin d'être négligeables.
2 - Voir par exemple Batt C.A. Food pathogen detection, Science, 316(5831), 2007. Dans son article Carl Batt, du "Department of Food Science" de l'Université américaine de Cornell, affirme également que "les systèmes de détection ne suffiront pas à éliminer à eux seuls les agents pathogènes de l'approvisionnement alimentaire, et il n'est pas raisonnable de s'attendre à ce que l'alimentation puisse devenir "stérile". Assurer la sécurité alimentaire est une question complexe qui nécessite des avancées technologiques mais aussi l'éducation des fournisseurs de produits alimentaires et du grand public".
3 - A titre d'illustration, voir par exemple les débats qui entourent la même question autour du mercure : "Quels seuils pour le mercure ?", N° de La Recherche spécial sécurité alimentaire, février 2001
4 - "Infections d'origine alimentaire : problème écologique ou socio-économique ?", Nathalie Desmasures, in "Le risque biologique, une approche transdisciplinaire", sous la direction de Jean-Michel Panoff, aux éditions L'Harmattan, 2013 : "A l'échelle européenne, sur la période 1950 à 2010, une évolution quasi-exponentielle du nombre de maladies infectieuses épidémiques a été rapporté. Alors que la maîtrise de l'hygiène alimentaire n'y a jamais atteint un tel niveau d'efficacité, comment expliquer cette évolution, à laquelle contribuent les toxi-infections alimentaires collectives (TIAC) et autres infections d'origine alimentaire ? (...) Dans les pays à fort revenu, l'évolution des modes de vie, notamment les changements des habitudes alimentaires et l'augmentation des échanges internationaux sont des facteurs à prendre en compte. Ces épisodes, dus à des aliments distribués largement et touchant majoritairement des personnes sans lien apparent entre elles, peuvent être associés à l'évolution des modes de consommation".
Ce site est édité par l'association Avicenn qui promeut davantage de transparence & de vigilance sur les nanos.
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