Quelle réglementation des nanomatériaux dans les cosmétiques en Europe ?
Par MD - Dernier ajout décembre 2018
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L'étiquetage [nano] des cosmétiques, obligatoire depuis 2013 (mais insuffisamment appliqué)
En 2009, le Règlement Cosmétiques a rendu obligatoire, depuis juillet 2013, le signalement de la présence des "nanomatériaux" dans la liste des ingrédients des cosmétiques (article 19).
La règle d'étiquetage prévoit que soit indiqué le terme nano entre crochets après le nom de l'ingrédient concerné. Par exemple dans le cas du TiO2 : Titanium dioxyde [nano].
* La définition du terme "nanomatériau" retenue par le Réglement Cosmétiques est la suivante :
"un matériau insoluble ou bio-persistant, fabriqué intentionnellement et se caractérisant par une ou plusieurs dimensions externes, ou une structure interne, sur une échelle de 1 à 100 nm".
les agrégats ou agglomérats1 sont bien concernés par cette obligation d'étiquetage, s'ils sont composés de particules primaires ayant au moins une dimension inférieure à 100 nm
parmi les particules peu ou pas "solubles" figureraient, en particulier, les oxydes ou particules métalliques : TiO2 ; ZnO ; SiO2 ; Fe2O3, noir de carbone, CeO2, Ag, AgCl, fullerènes, peroxyde de calcium (CaO2), carbonate de calcium (CaCo3), oxyde de chrome (Cr2O3), Cu, Au, argile, nanocellulose2
a contrario, les nanosomes et nano-émulsions, solubles, ne seraient pas concernés2
en 2012, le Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC) avait proposé différentes modifications à la définition des nanomatériaux visant à mieux protéger les consommateurs des dangers potentiels recelés par les nanomatériaux dans les cosmétiques3.
La filière cosmétique se défend en avançant des arguments plus ou moins recevables :
certains marques ont considéré dès 2013 que la définition du Règlement cosmétiques deviendrait obsolète avec la révision attendue depuis 2014 de la définition d'un nanomatériau par la Commission européenne (mais toujours pas divulguée mi-2018) et auraient "attendu" avant de se mettre en conformité avec la loi. Une telle perspective est en fait peu probable à court terme : pour changer la définition de la réglementation cosmétique afin de la mettre en conformité avec la recommandation révisée de définition de la Commission, il faudrait un processus de révision spécifique de co-décision qui pourrait prendre plusieurs années. Et on ne peut pas se soustraire à la loi au motif qu'elle va peut-être être amenée à changer ! (La révision du règlement n'est pas programmée avant 2021).
beaucoup rejettent la responsabilité sur leurs fournisseurs4, qui ne leur ont pas transmis l'information sur le caractère nanométrique de leurs ingrédients, ou pire, leur ont transmis des certificats assurant, à tort, qu'ils n'étaient PAS nanométriques ; mais les marques doivent assurer la maîtrise de l’approvisionnement en ingrédients et matières premières et contrôler davantage leurs produits finis, avec des contrôles basés sur des méthodes et outils adéquats, doublés d'une expertise solide.
d'autres arguments avancés témoignent d'une désinvolture (ou d'une mauvaise foi) peu en phase avec le sérieux et la responsabilité que les consommateurs sont en droit d'attendre des marques, à l'heure où l'on vante la "responsabilité sociale des entreprises" (RSE) : "il y a moins de 50 % de nanoparticules dans ma substance, je n’ai pas à l’étiqueter" : faux, la définition du Règlement cosmétiques ne comporte pas de seuil ; "mais alors, il faudrait quasiment tout étiqueter nano, donc ça n'a pas de sens !"
La DGCCRF poursuit ses contrôles et engagera les suites appropriées, y compris pénales, le cas échéant. En outre, elle a communiqué en février 2018 les résultats à la Commission européenne, afin que les contrôles appropriés soient menés dans les autres Etats membres.
A noter : lors d'échanges entre la DGCCRF et la Commission européenne en 2018, le seuil de 10% a été évoqué comme élément de présomption du caractère intentionnel de l’introduction de substance sous forme nanométrique. Le caractère "intentionnel" est en effet, d'un point de vue juridique, source de divergences d'appréciation ; tout processus de broyage a par exemple pour effet de produire des particules de petite taille, dont une partie de taille nanoparticulaire dont certains industriels considèrent qu'elles ne sont pas "intentionnellement" nano. Les autorités françaises considèrent de leur côté que dès lors qu'il y a procédé industriel, il y a intentionnalité - et donc nécessité d'étiquetage5.
Notifications avant mise sur le marché et autorisations
Il y a, pour les professionnels, obligation de notification de tous les ingrédients nanos utilisés, notamment sur le "Cosmetic Products Notification Portal" (CPNP) de la Commission européenne.
Le Règlement Cosmétiques prévoit deux types d'autorisations, selon que les nanomatériaux sont utilisés ou non comme colorants, filtres UV et conservateurs : Source : DGCCRF, 2018
trois (bientôt quatre) filtres UV sont aujourd'hui expressément autorisés (annexe VI), mais pas sous forme de spray afin d'éviter les risques potentiels entraînés par leur inhalation :
nano TBPT (tris-biphenyl triazine, présent dans le Tinosorb® A2B de BASF)9
nano MBBT (methylene bis-benzotriazolyl tetramethylbutylphenol)10 (son inscription à l'annexe VI est en cours)
un colorant (annexe IV) : le noir de carbone (CI 77266)11
une déclaration préalable (six mois avant leur mise sur le marché) du metteur sur le marché auprès de la Commission, qui peut demander l'avis du Comité scientifique pour la sécurité des consommateurs (CSSC) :
nanosilice et ses dérivés : le CSSC a rendu un avis en mars 2015, stipulant que les données fournies par les entreprises et la littérature scientifiques étaient alors inadéquates et insuffisantes pour tirer une conclusion sur l'innocuité ou la dangerosité des nano-silices12
nano-or : un avis a été demandé, mais il n'a pas été rendu pour l'instant.
nano-hydroxyapatite sous formes d'aiguilles : en 2016, le CSSC a considéré qu'il ne doit pas être utilisé dans les cosmétiques, en raison de sa toxicité potentielle13
nanoargent (dont argent colloidal) : selon l'avis préliminaire du CSSC, publié en février 2018 les données recueillies ne permettent pas de s'assurer de l'innocuité du nanoargent dans les applications cosmétiques14
styrene/acrylates copolymer (nano) et sodium styrene/acrylates copolymer (nano) : même conclusion que dans le cas de l'argent colloïdal / nanoargent15
La DGCCRF a constaté en 2017 que l'obligation de notification n'avait pas été encore correctement intégrée par certains industriels : "mon fournisseur a déjà déclaré la substance sur R-nano, je n’ai pas à doubler cette déclaration sur le CPNP" : c'est évidemment faux. → La déclaration sur le CPNP n'exonère par les fabricants de l'obligation de déclaration annuelle dans le registre français R-nano, et vice-versa.
Ce régime d'autorisation peut entraîner des confusions, car une substance peut être "non interdite" sans pour autant être expressément autorisée. (Reste que même lorsqu'elles ne sont pas formellement "interdites", les nanomatériaux doivent bien être indiqués sur l'étiquetage avec la mention [nano]).
Les nanoparticules de dioxyde de titane ne sont pas interdites comme agents de texture par exemple. Ni autorisées pour cette fonction. En l'état actuel des textes, elles peuvent donc être utilisées (mais les produits qui les contiennent doivent comporter la mention [nano]).
Un "catalogue" des nanos dans les cosmétiques dans l'UE, à améliorer
La première version mise en ligne est toutefois très insatisfaisante : il s'agit d'une liste peu exploitable de 25 substances chimiques dont des formes nanoparticulaires sont utilisées pour différentes fonctions :
12 colorants (dont noir de carbone, or, cuivre, argent, ...)
6 filtres UV (protection solaire) : 4 filtres chimiques, deux filtres inorganiques (TiO2 et ZnO)
25 autres fonctions (silice, alumine, oxyde étain, ...)
Les catégories de produits dans lesquels elles peuvent être trouvées sont bien listées... mais sans marques ni produits identifiables. Une situation dénoncée par différentes associations17.
A noter : ce "catalogue" n’est pas une liste de substances autorisées ; certaines le sont, d'autres sont en cours d’examen par le SCCS (elles sont à ce stade non autorisées ET non interdites !).
En mars 2018, le médiateur européen a donné à la Commission européenne jusqu'au 15 juin 2018 pour se prononcer sur sa recommandation de donner à l'ONG ClientEarth l'accès à la liste des notifications que les entreprises de cosmétiques ont envoyées à la Commission (précisant si leur produits contenaient des nanomatériaux, leur compilation est ce qui a permis la constitution du catalogue) ; l'ONG les avait demandées en vain depuis plusieurs annés et avait porté plainte auprès du médiateur européen en 2017, lequel a effectivement considéré que le refus de la Commission, ainsi que les raisons invoquées pour le justifier, relevaient de "mauvaise administration"18.
2 - "De l'intérêt des nanoparticules en cosmétiques", Devers T, Chef du Département GIM IUT de Chartres, ICMN UMR 7374, présentation lors de la Journée technique Nano et Cosmétiques, LNE, 29 mars 2018
"Si certains (fournisseurs) n’ont pas la capacité ou la volonté de caractériser leurs ingrédients, l’information sera tronquée. Marie-Laure Gratadour Valcarcel, responsable de l’homologation des matières premières de la société Pierre Fabre, fabricant de cosmétiques, de compléments alimentaires et de médicaments, en a témoigné. Si des fournisseurs aux reins solides (...) sont en mesure de transmettre des éléments d’information sur leurs matières, des fournisseurs de matières (...) ont beaucoup plus de mal à produire des données ou à les transmettre". Source : Compte rendu du forum NanoRESP du 19 juin 2018
6 - Au 11 juillet 2013, date de l'entrée en vigueur de la réglementation, le CSSC n'avait pas encore rendu tous ses avis sur les principaux nano-ingrédients utilisés en cosmétique en réponse à l'industrie cosmétique qui souhaitait leur insertion dans les annexes du Règlement Cosmétiques pour pouvoir les utiliser sans déclaration préalable.
Mais il a ensuite rattrapé son retard. Cf. ci-dessous.
Opinion on Titanium Dioxide (nano form) coated with Cetyl Phosphate, Manganese Dioxide or Triethoxycaprylylsilane as UV-filter in dermally applied cosmetic , SCCS, mars 2017 : (given the) "general lack of dermal absorption and low general toxicity of nano-forms of titanium dioxide, the SCCS considers that the use of the three TiO2 nanomaterials coated with either cetyl phosphate, manganese dioxide or triethoxycaprylylsilane, can be considered safe for use in cosmetic products intended for application on healthy, intact or sunburnt skin. This, however, does not apply to applications that might lead to exposure of the consumer's lungs to the TiO2 nanoparticles through the inhalation route (such as powders or sprayable products)."
Opinion on Titanium Dioxide (nano form) as UV-Filter in sprays, SCCS, janvier 2018 : "the SCCS has concluded that the information provided is insufficient to allow assessment of the safety of the use of nano-TiO2 in spray applications that could lead to exposure of the consumer’s lungs. (...) there are already sprayable products on the market containing nano forms of TiO2. Such uses need to be carefully evaluated so that the chance of harmful effects through consumer's lung exposure by inhalation is avoided" (Le produit concerné : PARSOL® TX de DSM)
→ La forme nano des particules de dioxyde de titane a été introduite dans l'annexe VI du Règlement Cosmétiques (celle qui concerne les filtres solaires) en juillet 2016 pour une entrée en vigueur dès août 2016, à une concentration maximale de 25 % (sauf pour les applications susceptibles de donner lieu à une exposition des poumons des utilisateurs ; l'utilisation dans un spray est donc interdite pour éviter l'inhalation du fait des risques associés aux nanoparticules de dioxyde de titane). Cf. Règlement 2016/1143 du 13 juillet 2016, publié au Journal officiel de l'Union Européenne le 14 juillet.
Voilà qui met fin à une situation "illégale" : en juillet 2015, deux députés européens du groupe Les Verts/Alliance libre européenne, Michèle Rivasi et Bas Eickhout, avaient écrit à la commissaire au marché intérieur Elzbieta Bienkowska pour tirer la sonnette d'alarme : le nanodioxyde de titane présent dans les crèmes solaires était illégal, puisqu'il n''était pas listé dans les filtres anti-UV autorisés de l'annexe VI du Règlement. La commissaire avait répondu, dans un courrier daté du 3 septembre 2015, que la Commission avait rédigé un projet de proposition visant à autoriser l'utilisation du dioxyde de titane (nano) comme filtre UV, à l'exclusion des applications pouvant conduire à une exposition par inhalation des utilisateurs finaux. Une dizaine de jours seulement après cette lettre, la Commission avait sollicité le CSSC pour qu'il produise un avis sur le dioxyde de titane (nano) comme filtre UV dans les crèmes solaires et produits de soin en sprays (cf. Request for a scientific opinion on: Titanium Dioxide (nano) as UV-Filter in sunscreens and personal care spray products, 14 septembre 2015). Un vote du "Standing Committee on Cosmetic Products" a eu lieu le 9 février 201621 afin d'autoriser le dioxyde de titane sous forme nano comme anti-UV dans les crèmes solaires et produits de beauté, avec concentration maximale de 25% (là aussi, les applications sous forme de spray ne sont pas autorisées).
15 - Cf. Preliminary Opinion on Styrene/Acrylates copolymer (nano) and Sodium styrene/Acrylates copolymer (nano), Sccs, février 2018 (soumise à consultation jusqu'au 11 mai 2018) : "The SCCS cannot conclude on the safety of any of the three styrene/acrylate copolymer nano-entities submitted by the Applicants. The data submitted are insufficient to evaluate possible toxicity. Regarding use it was reported that the nano-entities as present in Nanospheres 100 Theophyllisilane C (SA), were used for encapsulation of a slimming agent Theophyllisilane C. According to the information provided by the Applicants, the formulation might be used in health products like milks, emulsions, creams, lotions and solutions."
16 - Selon le Règlement Cosmétiques : ("le 11 janvier 2014 au plus tard, la Commission rend(e) disponible un catalogue de tous les nanomatériaux utilisés dans les produits cosmétiques mis sur le marché, y compris ceux qui sont utilisés comme colorants, filtres ultraviolets et agents conservateurs, mentionnés dans une section séparée, en indiquant les catégories de produits cosmétiques et les conditions d'exposition raisonnablement prévisibles. Ce catalogue est régulièrement mis à jour par la suite et il est mis à la disposition du public").
Fin mai 2014, la Direction générale Santé et Consommateurs (DG Sanco) avait pourtant affirmé qu'elle comptait le mettre en ligne en juin, lors d'une prochaine mise à jour de sa page alors dédiée aux nanomatériaux : http://ec.europa.eu/consumers/consumers_safety/cosmetics/cosmetic_products/nanomaterials/index_en.htm (URL obsolète aujourd'hui).
En juin 2014, la Commission avait critiqué la désinvolture des entreprises de cosmétiques : Martin Seychell, le directeur général adjoint de la DG Sanco, avait déclaré que les notifications présentées depuis l'entrée en vigueur du Règlement n'avaient pas fourni les données adéquates dans de nombreux cas : il avait alors exhorté l'industrie à prendre "très au sérieux" les dispositions du Règlement Cosmétiques relatives aux nanomatériaux (propos tenus lors de la conférence Cosmetics Europe le 10 juin 2014 à Bruxelles, cf. EU cosmetics industry must address nano perception, says Commission, Chemical Watch, 11 juin 2014)
Consultée de nouveau en décembre 2014, la page "nano" du site de la DG Sanco évoquait un accord passé avec les associations industrielles en collaboration avec les autorités réglementaires des États-Unis, du Canada et du Japon, en vue de mettre place un "inventaire des applications actuelles de la nanotechnologie dans les produits cosmétiques" - un travail dont les résultats "seront évalués par les quatre autorités".
Outre le retard pris par la Commission pour mettre en oeuvre le catalogue demandé par le Réglement, on s'était inquiété des transformations qu'elle était en train de faire subir au projet initial : le catalogue annoncé recensant les "applications actuelles de la nanotechnologie dans les produits cosmétiques" pourrait être bien moins informatif que le "catalogue de tous les nanomatériaux utilisés dans les produits cosmétiques mis sur le marché" initialement demandé !
Dans le courrier daté du 3 septembre 2015 cité plus haut, la commissaire au marché intérieur Elzbieta Bienkowska a confirmé le fait que les industriels avaient fourni des informations imprécises et que la Commission leur avait demandé de vérifier leurs notifications. Elle a également demandé aux Etats membres de surveiller le marché et de contacter les opérateurs d'ici octobre 2015 pour réaliser des vérifications. "Une fois que les informations précises et complètes seront reçues, la Commission a l'intention de publier le catalogue". Faire reposer le droit à l'information sur le bon vouloir des industriels, voilà qui peut laisser pour le moins perplexe !
Anne Friel de ClientEarth : "Malgré le retard de publication du catalogue, il ne permet ni aux gens d’identifier quels cosmétiques contiennent des nanomatériaux potentiellement dangereux, ni d’évaluer la menace qu’ils peuvent poser sur la santé humaine"
Alice Bernard, juriste à ClientEarth : " le catalogue des nanomatériaux publié par la Commission est inutile pour les consommateurs car il n’identifie par quels produits contiennent des nanomatériaux. Ce n’est pas en accord avec la réglementation sur les cosmétiques"