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L'approche nano "safe(r) by design" ? Décryptage
L'approche nano "safe(r) by design" ? Décryptage
Par l'équipe Avicenn - Dernier ajout décembre 2020
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L'approche "safe by design" vise à minimiser les risques des nanomatériaux dès leur conception, en modifiant :
leur taille ou leur structure (via la formation d'agrégats ou d'agglomérats qui lient entre elles les nanoparticules), par exemple pour éviter le passage des nanoparticules de dioxyde de titane dans la peau pour les crèmes solaires
et/ou leur surface - par exemple en enrobant ou en encapsulant les nanoparticules - afin de minimiser leur réactivité (et donc leur toxicité) potentielle et de la stabiliser pendant tout le cycle de vie du nanoproduit.
Promue initialement par des scientifiques américains1, elle a gagné les faveurs des instances européennes (notamment le Centre Commun de Recherche2, la Commission européenne3), et d'organisations françaises comme le Centre d'analyse stratégique4 ou l'Académie des Technologies5 qui ont encouragé à leur tour le développement de cette approche.
Avant le succès marketing de cette désignation anglosaxonne existait déjà une incitation plus ancienne de l'Union européenne en faveur de procédés propres, ou de l'INRS en France par exemple qui promeut depuis longtemps la "prévention des risques dès la conception"6.
L'approche "safe by design", nouvel eldorado ?
L'approche "safe by design" est présentée comme une alternative à l'évaluation des risques nano telle qu'elle a été pratiquée jusqu'à présent : insuffisamment organisée, confrontée à des difficultés méthodologiques, elle a conduit à des résultats difficilement exploitables, portant pour beaucoup sur des nanomatériaux insuffisamment caractérisés7 et sans que l'on sache nécessairement s'ils étaient présents dans des produits réellement commercialisés.
L'approche "safe by design" est présentée également comme une solution plus puissante que l'approche dite "au cas par cas" largement préconisée par la communauté scientifique auprès des agences sanitaires et environnementales ces dernières années8 mais dernièrement décriée par certains scientifiques qui la jugent trop coûteuse, trop longue et peu pertinente car assimilée à une quête sans fin. En janvier 2012, Mark Wiesner, directeur du CEINT (USA) qui étudie les effets des nanomatériaux sur l'environnement, a ainsi résumé la situation : "le nombre et la variété des nanomatériaux est sidérant, il n'y a pas assez d'éprouvettes dans le monde pour procéder à toutes les expériences nécessaires"9. En 2009, des chercheurs ont estimé le coût des études de toxicité à réaliser pour les nanomatériaux déjà existants à 250 millions de dollars au minimum, voire 1,18 milliards de dollars en fonction du degré de précaution adopté, nécessitant entre 34 et 53 ans d'études10.
Les promoteurs de l'approche "safe-by-design" arguent du fait qu'en jouant sur la façon dont les nanoparticules sont synthétisées, enrobées, puis intégrées dans un produit, il sera possible de mettre au point des nanomatériaux dont les caractéristiques physico-chimiques en feront des matériaux sûrs d'un point de vue sanitaire et environnemental.
Un argument rassurant... qui explique pourquoi l'application de l'approche "safe by design" aux nanotechnologies et nanomatériaux est déjà soutenue par de l'argent public comme en témoignent par exemple :
Plusieurs projets européens :
Sbd4nano (2020-2024) : "Safe by design for nano" - près de 6 millions d'euros reçus de l'Union européenne (source : Cordis), avec une participation, côté français, du CEA
SUSnanofab (2020-2023) : "Towards a competitive and sustainable nanofabrication industry" - près de 2 millions d'euros reçus de l'Union européenne (source Cordis), avec une participation, côté français, du CEA et du Centre Technique Industriel de la Plasturgie et des Composites (ICP)
SABYDOMA (2020-2023) : "SAfety BY Design of nanoMaterials" - plus de 7 millions d'euros reçus de l'Union européenne (source : Cordis), avec une participation, côté français, de la société de recherche Rescoll.
SAbyNA (2020-2024), "Simple, robust and cost-effective approaches to guide industry in the development of safer nanomaterials and nano-enabled products" - 6 millions d'euros de l'UE (source : Cordis), avec une participation, côté français, du CEA, du CNRS, de la société ALLIOS, de l'institut Symlog
NanoFabNet (2020-2022), vise à mettre en place un réseau international rassemblant l’ensemble des expertises, infrastructures et acteurs clés pour accompagner la mise en place d’une nanofabrication durable, cette structure devant être co-construite avec l’ensemble des parties prenantes, financé à hauteur de 2,2 millions d'euros dans le cadre du programme H2020 (source : Cordis)
NanoSustain ou SINN (auquel la France participe, via le CEA-LITEN et l'ANR), financés respectivement à hauteur de 2,5 et 1,5 millions d'euros dans le cadre du 7ème PCRD
MODENA (Modelling Nanomaterial Toxicity), en cours de déploiement au niveau européen avec le soutien de COST (Cooperation in Science and Technology)
Le labex SERENADE 2012 en France, "Vers une conception de nanomatériaux innovants, durables et sûrs", avec un financement de 11 millions d'euros11 du ministère de la recherche, étalés sur huit ans.
Des défis scientifiques encore très nombreux
Il ne faudrait pas cependant pécher par excès d'optimisme : l'approche "safe by design" ne sera pas exempte de difficultés scientifiques et techniques. François Tardif du CEA considérait en novembre 2011 qu'"il faudra encore des années pour identifier les nanoparticules bénignes"12. Quelques mois plus tôt des scientifiques américains insistaient sur le fait que les nanomatériaux en cours de développement et à venir seront bien plus complexes que les nanoparticules actuelles et présentent des défis qui auront largement de quoi occuper les toxicologues pendant les cinquante prochaines années13.
L'approche "safe(r) by design" ne pourra pas permettre de tout maîtriser : un grand nombre de facteurs échappe au contrôle des chercheurs et ingénieurs, à commencer par les conditions dans lesquelles les nanomatériaux sont utilisés et ensuite relargués, les transformations qu'ils peuvent subir dans l'environnement ou dans le corps, etc.
Or, paradoxalement, les objectifs poursuivis sont à la fois extrêmement ambitieux mais présentés avec une assurance et une ferveur (candeur ?) qui minimisent la complexité de la tâche.
En "isolant" ou modifiant les nanomatériaux, il est en effet difficile de ne pas perdre du même coup les avantages de leurs spécificités.
Afin de pouvoir concevoir des nanomatériaux "sûrs", le labex Serenade affiche vouloir "comprendre les mécanismes d'interactions entre la matière inerte (nanoparticules) et la matière vivante (cellules jusqu'au niveau des chromosomes et de l'ADN)"11. C'est en effet l'un des aspects qui ont été pour l'heure peu étudiés bien qu'indispensables à connaître si l'on veut pouvoir prétendre minimiser les risques. Mais un tel objectif sera-t-il atteignable alors que l'on ignore aujourd'hui beaucoup de choses sur les étapes préalables à cette interaction (notamment sur le relargage, ainsi que sur le devenir et le comportement des nanomatériaux dans l'environnement et dans l'organisme) ? Il nécessite le développement d'approches expérimentales reproduisant des conditions d'exposition plus réalistes que celles qui ont été couramment utilisées. Le défi peut-il être relevé - tant techniquement que financièrement - et ce, dans un délai raisonnable ? A quelle échéance les projets en cours de déploiement porteront-ils leurs fruits ? Et avec quelles garanties quant à la réelle innocuité des nanomatériaux développés ? L'idée que l'on peut maîtriser totalement les risques par une conception irréprochable n'est-elle pas illusoire ?
Autant de questions importantes. En attendant des nanoproduits continuent d'être commercialisés, sans plus d'informations sur leurs risques ou leur innocuité.
Quelles conséquences pour l'évaluation des risques ? Quel degré de participation des industriels ? (Avec quelle influence sur les recherches menées et sur leurs résultats?)
L'approche "safe by design" est présentée comme une alternative à la toxicologie classique : querelle des anciens et des modernes ? Sur le papier, les deux approches ne sont pas exclusives l'une de l'autre, mais dans la course aux financements publics, l'approche "safe by design", directement reliée aux financements et aux produits industriels, semble évincer l'approche classique de la toxicologie et de l'éco-toxicologie, indépendante des intérêts industriels, mais dont les moyens ont déjà été largement amputés depuis une vingtaine d'années.
S'il paraît souhaitable de travailler sur les produits effectivement commercialisés ou en voie de l'être, plutôt que de façon abstraite et déconnectée du réel, il ne faudrait pas jeter le bébé avec l'eau du bain ; d'autant que le "nano safe-by-design" a lui aussi des limites qu'il ne faut pas sous-estimer.
Selon des chercheurs français impliqués dans la démarche nano safe by design, "une structuration de la recherche nécessitant un réseau étroit entre le monde académique et le monde industriel" est nécessaire et "la participation des industriels est essentielle pour développer plus vite des recherches facilitant la fabrication de nano-produits prenant en compte les risques"14. Il est vrai que les études sur la toxicité des nanomatériaux menées jusqu'à présent ont été réalisées sur des nanoparticules synthétisées en laboratoire, donc différentes de celles qui sont réellement incorporées dans les produits actuellement sur le marché et a fortiori des résidus nanométriques relargués dans l'environnement auxquels sont exposés les écosystèmes et les populations humaines. Tester directement des nanomatériaux en phase de recherche et développement devrait donc permettre d'améliorer la pertinence des résultats obtenus et d’œuvrer à une minimisation des risques plus efficiente.
Mais comment s'assurer néanmoins que l'implication accrue des industriels ne conduise pas à une orientation par trop marquée des projets et de leurs résultats ?
Prenons le cas d'une étude publiée en 2012 par des chercheurs aux États-Unis montrant que le chlore des piscines peut dégrader le revêtement d'hydroxyde d'aluminium qui entoure les nanoparticules de dioxyde de titane (TiO2) intégrées dans certaines crèmes solaires (la Neutrogena SPF 30) : aurait-elle pu être publiée si la marque Neutrogena avait été impliquée dans le montage (financier notamment) de l'étude ? L'étude, financée par l'agence de protection de l'environnement des USA, avait révélé qu'au contact de l'eau et sous l'effet de la lumière, le cœur du nanomatériau, le nanoTiO2 peut alors libérer des radicaux libres, responsables du vieillissement de la peau et de l'apparition de cancers15... Le maintien d'une nano-toxicologie et écotoxicologie indépendantes des intérêts industriels est important et nécessaire pour garantir des résultats fiables et prenant en compte les besoins de protection de l'environnement et de la santé publique.
Car en contrepartie de leur investissement dans la recherche sur la sécurité sanitaire et environnementale des nanos, les industriels ont des attentes qui ne sont pas toutes convergentes avec l'intérêt général. Elles ont ainsi été publiquement résumées par deux chercheurs américains en nanomédecine auditionnés par la National science foundation (NSF) américaine : outre des matériaux plus sûrs et de nouvelles applications, figurent parmi les contreparties attendues un accès facilité au marché et de nouveaux droits de propriétés intellectuelles16. Avec quelle redistribution des revenus économiques entre les partenaires privés et publics ? Et quel partage du savoir17 ? Les nanomatériaux innovants fabriqués dans le cadre de ces projets seront-ils marqués du sceau de la confidentialité parce que protégés par le secret industriel et/ou commercial ?
Derrière la technique, des questions et des choix politiques
Ces questions non techniques mais politiques, qui ont donné lieu à de fortes controverses dans le cas des OGM, sont encore peu discutées concernant les nanotechnologies. Elles constituent pourtant des enjeux importants : se posent notamment la question des choix de répartition des financements publics entre les différents domaines de recherche et finalités poursuivies (toxicologie, éco-toxicologie, santé environnementale et santé au travail d'un côté, innovation et compétitivité de l'autre), et celle des modalités de financements des projets de recherches de sécurisation des nanomatériaux.
Enfin, comme l'écrivait William Dab fin 2013, "il est très difficile, voire impossible, de démontrer l'inexistence d'un danger. C'est beaucoup plus difficile, en fait, que de prouver son existence. C'est une situation bien perturbante et qui laisse la place à des spéculations et à des affrontements souvent sous-tendus par des luttes entre des intérêts contradictoires. (...) l'innocuité ne peut pas, en toute rigueur, se démontrer. (...) la science n'a pas réponse à tout. Dès lors, il ne faut pas masquer les incertitudes, mais au contraire, les mettre au centre de la « démocratie scientifique », pourrait-on dire. Ce qui veut dire débattre de ce qui constitue ou non un risque, de ce qui constitue un risque qui en vaut la peine" 18 .
Le cas des peintures dites "dépolluantes"
Concrètement, voilà des années déjà que des équipes de recherche tentent par exemple de mettre au point des applications "dépolluantes" à base de nanoparticules de dioxyde de titane (TiO2). Le CEA LITEN, faisant état des recherches menées dans le cadre des projets Safetipaint 1 et 2 financés par le labex SERENADE, a publié en novembre 2020 un communiqué montrant que le rapport bénéfices / risques des nanoparticules de TiO2 ne semble pas encore concluant pour ce qui concerne les peintures "dépolluantes" 19. Les recherches vont être poursuivies dans le cadre d'un nouveau projet européen SAbyNA de 6 millions d'euros, qui s'inscrit dans le développement de l'approche dite "safer by design". Le défi peut-il être relevé dans un délai et à un coût raisonnables ?
En savoir plus
En français :
Vers des quantum dots moins toxiques, une approche "safer by design", soutenance de thèse de Fanny Dussert, équipe Chimie Interface Biologie pour l’Environnement, la Santé et la Toxicologie (CIBEST) au Laboratoire Systèmes Moléculaires et nanoMatériaux pour l'Énergie et la Santé (SyMMES), Grenoble, 12 novembre 2020
SUN, Sustainable Nanotechnology Project : SUN aims to evaluate nano-EHS risks along the lifecycle of manufactured nanomaterials and incorporate the results into tools and guidelines for sustainable manufacturing.The SUN project will incorporate scientific findings from over 30 European projects, national and international research programmes and transatlantic co-operations
les différentes caractéristiques physico-chimiques des nanoparticules (dimension, forme, structure, état de charge, degré d'agglomération, composition, solubilité, etc.) qui jouent un rôle déterminant dans leur toxicité et éco-toxicité
les conditions dans lesquelles les nanoparticules sont synthétisées, stockées, éventuellement enrobées, puis intégrées dans un produit et qui influent sur les caractéristiques et donc également sur leur toxicité et éco-toxicité
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