Encadrement réglementaire et éthique des nanos : la communauté scientifique s’exprime et s’organise

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L’écart entre l’encadrement limité des nanos et leur utilisation à grande échelle a fait l’objet de plusieurs publications par des scientifiques ces dernières semaines. L’occasion pour AVICENN de regarder dans le rétroviseur quels efforts ont été accomplis en matière de vigilance autour des nanos… et de demander un sérieux coup d’accélérateur !

Deux publications convergentes et complémentaires ont été publiées à la rentrée, toutes deux plaidant pour une plus grande vigilance sur les nanos, l’une fin septembre, l’autre début octobre.

Un point de vue nord-américain : “difficile de dire si les nanotechnologies apporteront réellement des améliorations au monde »

La première est un article publié le 25 septembre dernier dans The Conversation par la biochimiste américaine Kristin Omberg : elle y résume les travaux qu’elle a menés avec d’autres chercheurs du Pacific Northwest National Laboratory (PNNL), dont les résultats ont été publiés l’année précédente dans la revue Health Security1The Promise of Emergent Nanobiotechnologies for In Vivo Applications and Implications for Safety and Security, Arnold AM at al., Health Security, 408-423, 2022.

Tout en soulignant le potentiel révolutionnaire que recèlent les nanotechnologies dans de nombreux domaines (de la médecine à la cosmétique en passant par le textile ou l’aéronautique), la chercheuse fait part de la préoccupation qu’elle partage avec son équipe devant la faible étendue des connaissances dont disposent les scientifiques concernant les impacts des nanotechnologies et nanomatériaux. 

L’encadrement des nanoparticules, capables de franchir les barrières physiologiques et donc susceptibles d’entraîner des problèmes sanitaires, environnementaux et éthiques, n’a pas suivi le rythme de la recherche et du développement des nanos. « En tant que chimiste travaillant dans le domaine des biosciences, je m’inquiète de ce défaut de supervision », souligne Kristin Omberg, qui rajoute : “En l’absence de cadres réglementaires actualisés, il est difficile de dire si les nanotechnologies apporteront réellement des améliorations au monde ».

Par exemple, aux États-Unis, l’oxyde de zinc nanométrique est considéré comme « généralement reconnu comme sûr et efficace » par la Food and Drug Administration (FDA), sur la base de l’évaluation de la substance à une échelle plus grande, non nano. Kristin Omberg met en garde contre les conséquences potentielles : « des centaines de tonnes d’oxyde de zinc nano sont produites chaque année, et il ne se dégrade pas facilement” et “des preuves croissantes suggèrent que l’oxyde de zinc nano présent dans les écrans solaires nuit aux récifs coralliens ». Et ce, alors même que, comme le rappelle Kristin Omberg, les travaux du Comité européen de sécurité des consommateurs (SCCS) ont conduit à l’interdiction de l’oxyde de zinc nano dans les filtres UV aérosols en Europe.

Un point de vue européen : “il reste des problèmes à résoudre”


La seconde publication, rédigée par une équipe de la Technical University of Denmark (DTU) dirigée par Steffen Hansen et parue le 10 octobre 2023 dans le journal NanoImpact2European nanomaterial legislation in the past 20 years – Closing the final gaps, Nielsen MB et al., NanoImpact, 2023, fait le point, de manière méthodique et documentée, sur les avancées réalisées l’encadrement des nanomatériaux en Europe et le chemin qu’il reste à parcourir en la matière. Près de vingt ans après les premiers rapports institutionnels de la Royal Society du Royaume-Uni3Nanoscience and nanotechnologies; opportunities and uncertainties, UK Royal Society and Royal Academy of Engineering, 2004 et de la Commission européenne4Nanotechnologies: a Preliminary Risk Analysis, Commission européenne, 2004 qui ont donné un coup de projecteur aux implications sanitaires, environnementales, éthiques et sociétales entourant les nanotechnologies, les auteurs considèrent que plus de 90% des recommandations émises en 2004 ont été plus ou moins mises en œuvre et plaident pour qu’un dernier coup de collier soit donné afin de boucler la boucle. Pour que les efforts menés jusqu’à aujourd’hui portent leurs fruits, il s’agit de se concentrer en priorité désormais, selon les chercheurs danois, sur :

  • l’amélioration de la nano-métrologie et nano-caractérisation, 
  • la définition harmonisée du terme “nanomatériau”, 
  • la limitation du relargage des nanomatériaux 
  • et enfin, les contrôles et la mise en oeuvre des dispositions réglementaires spécifiques aux nanomatériaux (étiquetage et identification des nanomatériaux dans les cosmétiques, l’alimentaire et les biocides) et la révision des règlements qui n’ont pas encore intégré de dispositions ad hoc pour encadrer spécifiquement ces substances, notamment dans les secteurs des peintures, des textiles, des jouets, des lessives et détergents, des équipements électroniques et des déchets. 

Ces orientations rejoignent en grande partie les recommandations émises par AVICENN depuis sa création et rappelées dans notre rapport sur les tests que nous avons effectués dans 23 produits du quotidien publié fin 2022 !

Au-delà de l’encadrement réglementaire des nanos, quid de l’éthique ? 

Des deux côtés de l’Atlantique, les préoccupations liées aux propriétés uniques des nanoparticules, capables de traverser les barrières physiologiques, restent prégnantes. Les chercheurs rappellent qu’il est essentiel de développer des normes et des réglementations internationales pour garantir une utilisation éthique et sûre des nanos à l’échelle mondiale. 

L’équipe américaine insiste notamment sur le besoin urgent d’intégrer les considérations éthiques pour guider les recherches nanos, sans lesquelles s’accroîtront les inégalités d’accès aux avantages des nanotechnologies, les problèmes d’équité et de justice sociale de l’amélioration des capacités humaines par les nanoparticules, etc. 

Ces propos écrits en 2023 résonnent comme un lointain écho des travaux du Comité d’éthique du CNRS de 20065Comité d’éthique du CNRS (COMETS), Avis sur les enjeux éthiques des nanosciences et nanotechnologies, octobre 2006 ou du Comité Consultatif National d’Ethique de 2007 6Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Santé, Questions éthiques posées par les nanosciences, les nanotechnologies et la santé, février 2007.  Un “code de bonne conduite pour une recherche responsable en nanosciences et nanotechnologies” avait même été adopté en 2008 au niveau européen. Qui s’en souvient encore aujourd’hui ? Est-il encore débattu – et même seulement affiché dans les laboratoires de nanosciences ? Les quelques chercheurs que nous avons interrogés nous ont tous répondu par la négative. Cette initiative, bien que louable, atteste de la piètre efficacité des initiatives descendantes d’autorégulation, par définition non contraignantes… et quasi inéluctablement vouées à finir, au mieux, dans un tiroir.

Pendant ces vingt dernières années, la R&D et la mise sur le marché de produits contenant des nanomatériaux ont continué7Voir par exemple nos tests de produits, qu’il s’agisse des rideaux IKEA ou des 23 produits de consommation courante testés entre 2020 et 2022 comme avant – même si le terme “nano”, si courant de 2009 à 20148Cf. Franz Seifert and Camilo Fautz, Hype after Hype: From Bio to Nano to AI, Nanoethics, 2021 a été progressivement gommé, à de rares exceptions9Le terme “nano” en voie de disparition, réapparaît à l’occasion, associé aux considérations écologiques 
– Le communiqué du CNRS vantant de nouvelles « lasures aux nanoparticules d’oxydes de zinc pour des façades autonettoyantes » publié le 25 septembre dernier, vantant leur “meilleur bilan environnemental” (malgré les risques associés aux nanoparticules d’oxydes de zinc)
– Une article de L’Usine Nouvelle, en date du 3 octobre, donne un coup de projecteur sur l’entreprise Sonsas prête à “industrialiser la production de nanoparticules plus écologiques”
près, par des industriels soucieux d’éviter d’effrayer leurs clients et/ou de s’attirer les critiques d’associations.

Il y a deux ans, les propos de chercheurs français du Laboratoire Réactions et Génie des Procédés (LRGP) du CNRS insistaient eux aussi sur la nécessaire vigilance sur les nanos, “ne serait-ce que pour contrer certains acteurs économiques, voire politiques, acteurs qui pourraient profiter de la faiblesse des connaissances sur les dangers pour exploiter de nouvelles promesses et, en conséquence, compliquer la tâche difficile des toxicologues, généralement mal financés et en nombre insuffisant”10Il ne faut pas avoir peur des « nano », c’est juste une nanocrise mal anticipée, Céline Frochot, Eric Schaer, Jean-Claude André, Environnement, Risques & Santé, 6:19, 2020.

Pour la philosophe et historienne des sciences Bernadette Bensaude-Vincent, “il est affligeant de voir à quel point on piétine sur ces questions” : l’auteure du chapitre “Éthique des nanotechnologies” de l’ouvrage Traité de bioéthique paru en 2010 regrette qu’en 2023 “l’éthique se résume encore à quelques incantations et voeux pieux”.

Et maintenant, concrètement, comment avancer ? Zoom sur deux initiatives françaises

Quelques initiatives récentes, bien que relativement circonscrites, permettent néanmoins d’espérer des déclinaisons concrètes et pourraient donner lieu à des développements intéressants : 

  • Côté scientifique, se sont tenues, les 23 et 24 novembre dernier, les premières journées scientifiques du GDR NaMasTE. Ce groupement de recherche, créé cette année, a pour mission de structurer les communautés de chercheurs français travaillant sur les thématiques de toxicité, d’impact environnemental et des risques des nanomatériaux manufacturés. Lors du colloque de fin d’année, des présentations des intervenants présents (du CNRS mais aussi de l’ANSES, de l’INRS, du CEA, de l’OCDE, etc.) ont donné lieu à des échanges très intéressants auxquels AVICENN, invitée, a pu participer. Selon Emmanuel Flahaut du CNRS, « le GDR est très satisfait des interactions constructives engagées avec la Société par le biais des associations et va continuer à travailler en ce sens pour mieux faire bénéficier au public des résultats de la recherche dans son périmètre ». Durant ces deux journées, la question des ponts entre les disciplines (chimie, sciences des matériaux, toxicologie, écotoxicologie, sciences humaines et sociales, etc.) et entre la communauté scientifique et le monde associatif a été abordée à plusieurs reprises. Les défis posés par l’interdisciplinarité et l’ouverture à la société sont nombreux, et les financements pour les relever restent encore limités, mais ils semblent amenés à se développer. Au-delà de ça, la volonté partagée et les regards croisés entre les différents acteurs promettent de déboucher sur une meilleure compréhension réciproque et une plus grande prise en considération des préoccupations citoyennes et des impacts sociétaux des nanosciences pour les futures recherches.
  • Côté politique, l’action 13 du 4e plan national santé-environnement (PNSE4, 2020-2024) prévoit que Conseil économique social et environnemental (CESE) soit saisi afin de déterminer les usages des nanomatériaux qui présentent une utilité collective et ceux dont l’utilité est moins évidente. Chercheurs et associations ont, ici aussi, un rôle déterminant à jouer pour venir orienter tant les politiques publiques que les choix des acteurs privés dans leurs décisions de développer telle application plutôt que telle autre, sans tomber dans le greenwashing. La date de ces travaux n’est pas encore connue… mais il reste encore un an pour concrétiser cette action avant la fin du plan. 

Les prochains RDV nano

4
Avr.
2025
Techniques avancées de caractérisation des nanomatériaux (Nano2025, Rome – Italie)
Rome
Congrès
  • Advanced Characterization Techniques in Nanomaterials and Nanotechnology 
  • 10th European Congress on Advanced Nanotechnology and Nanomaterials
  • Website: https://nanomaterialsconference.com
6
Oct.
2025
Caractériser et prévenir les risques liés aux nanomatériaux manufacturés et particules ultrafines (INRS, Vandœuvre-Lès-Nancy – France)
Nancy
Formation
  • Formation destinée aux médecins du travail, intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP), préventeurs d’entreprise, agents des services prévention des Carsat, Cramif et CGSS, préventeurs institutionnels (Dreets, Dreal, MSA…)
  • Organisateur : Institut national de recherche et de sécurité (INRS)
  • Du 6 au 10 octobre 2025
  • Site internet : www.inrs.fr/…/formation/…JA1030_2025

Notes and references